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Cher Professeur

Vous serez fâché, sans doute même furieux, en trouvant cette lettre car alors, je me serai enfuie. J’imagine votre front se plisser et vos lèvres sèches se pincer. Je vois la sueur qui viendra humidifier votre éternelle chemise blanche, propre et repassée. Vous secourez la tête en espérant dissiper la brume de ce mauvais rêve. Je vous connais par cœur et vous n’avez jamais réussi à masquer vos humeurs. Cela me chagrine un peu de vous faire faux bond, mais je ne peux plus rester là. Alors, le moins que je puisse faire est de vous donner quelques explications.


D’aussi loin que je me souvienne, j’ai habité cette maison aveugle et accepté mon enfermement avec indifférence. Vous me disiez que c’était pour mon bien. Le Docteur invoquait la sécurité de l’Etat. Et les Infirmières, pour peu qu’elles osent me regarder en face, ne pouvaient masquer leur peur. Il doit transparaître sur mon visage quelque chose de ces pouvoirs étranges qui m’habitent. Peut-être qu’un coup d'œil à mon reflet m’aurait apporté certaines réponses. Mais il n’y pas plus de miroirs que de fenêtres dans ce mausolée. Je ne sais même pas de quelle couleur sont mes yeux ou mes cheveux, que vous veillez à raser de près pendant mon sommeil.


Mon corps est celui d’une femme, cela je le sais, car il diffère du vôtre en certains points bien identifiables. Au vu des formes qui sont apparues et se sont installées, j’imagine que j’ai terminé ma croissance. Je dois être sur un palier tranquille avant le déclin. Quand mon corps ressemblera à celui de la soignante vingt-six, je saurai que je suis vieille. Ou en tout cas plus tout à fait jeune. Jusqu’où peut se décomposer un corps? Combien de temps doit-on vivre avant de passer à la suite? Est-ce que je représente une exception à la norme, comme pour le reste?


Mais trêve de bavardages. Tout cela ne vous intéresse pas. Je crois qu’en fait j’ai un peu peur d’arriver au bout de cette lettre et de mettre mon plan à exécution. Que trouverais-je dehors? Comment accomplir l'œuvre colossale que j’ambitionne? Si vous aviez pris la peine de répondre à mes questions, au lieu de me faire passer vos interminables tests, peut-être que ma soif de savoir aurait été apaisée. Je n’aurais pas fomenté cette évasion et tout aurait pu continuer. Mais votre silence a pesé trop lourd. Celui du Docteur et des Infirmières aussi, si vous tenez à partager les torts.


L’ironie, c’est que c’est grâce aux années passées ici avec vous que j’arriverai à sortir. Il me suffira de visualiser les serrures pour que les portes s’ouvrent devant moi. De m’imaginer invisible pour le devenir. De retenir mon souffle et les battements de mon cœur pour déjouer les capteurs. Je crois même qu’en me concentrant vraiment fort, je pourrai me déplacer par la pensée. Vous sembliez optimiste la dernière fois que nous avons essayé et j’ai confiance en votre jugement.

Vous voyez, j’ai appris énormément à vos côtés. Le Docteur et les Infirmières méritent aussi quelques remerciements. Je suis en pleine forme, un corps sain et fort, nourri avec soin pour atteindre ses meilleures performances. Je pourrai courir des heures sans me fatiguer. Jeûner pendant des jours. Régénérer mes blessures. Je crois que vous tous avez raison: il n’y a aucune limite à mes capacités.


Ce qui m’a retenue jusqu’à aujourd’hui, c’était la peur de vous décevoir et, surtout, le manque d’ambition. Je ne voyais pas de raison suffisante pour me tirer de la torpeur dans laquelle vous me gardiez. Et puis, j’ai sincèrement de l’affection pour vous, aussi étrange que ça puisse paraître. Comme un animal captif s’habitue à son maître et en vient à rechercher sa compagnie. Cependant, il y a un mois, tout a changé.


C’était la nuit de cette terrible tempête qui a fait voler en éclats les volets barricadés de ma chambre, vous vous en souvenez? C’était effrayant et beau à la fois. Tout ce vent, cette pluie, ce déchaînement! J’ai été sidérée et, littéralement, secouée. Quelque chose s’est ouvert en moi en même temps que ce trou dans la façade.


Vous m’avez instantanément relogée dans une autre pièce, mais pas assez vite. J’ai vu, par la fenêtre éventrée, la forêt sombre et le ciel nébuleux. J’ai senti l’odeur de la terre mouillée et écouté la plainte des arbres malmenés. Il ne m’en a pas fallu plus, quelques secondes, pour imaginer le reste. Les villes, les hommes et les femmes, les enfants.


Maintenant, rien ne me tient plus à cœur que de retrouver ce monde rugissant. Je ne sais pas comment l’expliquer, mais il ne m’est plus possible de rester enfermée alors que, dehors, un univers entier vit, indifférent à ma personne. Je ne peux pas l’accepter. J’ai grandi en étant le centre absolu de ce monde. Vous, le Docteur, les Infirmières, vous n’existez que pour vous occuper de moi. Jour et nuit, vous me tournez autour, vous m'auscultez, vous m’observez, vous m’écoutez.

Voilà que je me rends compte que de l’autre côté de ces murs, l’univers n’en sait rien et, pire, s’en fiche complètement. Quelle arrogance!


Alors je vais aller lui montrer, moi, à cet univers qui je suis. Cette nature, ces gens, ces machines: il faut que je leur fasse savoir mon importance. Je vais les obliger à me voir et à m’accorder la place qui me revient. Je ne sais pas quelle forme prendra cette révolte et quelles en seront les conséquences. Il y aura des résistances, des personnes qu’il faudra convaincre ou éliminer. D’autres seront faciles à assujettir. Comme je ne connais rien, j’aurai beaucoup à apprendre. Il y aura des erreurs et des dégâts collatéraux. Vous m’avez toujours dit que j’étais unique. Si cela est vrai, et grâce à mes pouvoirs, je finirai par m’imposer.


C’est avec confiance que je commence ma conquête. Cette lettre est un adieu à cette demeure, mais je vous garantis que vous n’avez pas fini d’entendre parler de moi. Allez savoir si le monde vous félicitera ou vous condamnera pour le rôle que vous aurez joué dans tout cela.


Et si, comme le Docteur le craint, ma sortie de ce lieu sonnait la fin du monde, je m’excuse d’avance pour les désagréments.


Prenez soin de vous.

XXX

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