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La vieille dame

Elle a des trésors. Tous ces petits objets, des souvenirs, qu’elle a conservés dans des boîtes et des sacs de couleur. Des perles, des photos, une fleur séchée, une image découpée. Elle aime les sortir quand elle a de la visite. Raconter leur histoire. Comme une enfant qui aligne ses peluches sur le lit et leur tient une conférence.

Je suis son unique public aujourd’hui. Tenue malgré moi d’entretenir cette amitié héritée de ma grand-mère, je me retrouve quelques jours par an, sagement assise sur la petite chaise en plastique près de la fenêtre. Je n’ai jamais eu le courage de couper les ponts. Même sans Mami, je me plie à ces visites polies.

La vieille dame trottine de la cuisine au salon. Je l’observe dans ses allers-retours. Elle a gardé une allure de demoiselle d’antan, de femme soignée. Les cheveux teints d’un chaleureux brun-roux, coupés en un carré court et bien coiffé. Les lèvres peintes en rose pâle. Les yeux énormes, perdus derrières des lunettes épaisses qu’elle enlève et essuie machinalement en parlant. Elle a gardé le pas sûr, des gestes doux et précis. Il lui reste une vivacité un peu ralentie, mais toujours entraînante. Seule sa voix trahit l’usure du temps dans ses chevrotements et grincements.

Je grignote poliment quelques biscuits sableux qu’elle a disposé sur un petit plateau tapissé d’une serviette colorée où l’on devine la patte et les moustache d’un chaton. Je sirote un café trop clair et tiède, fait avec amour et attention. Je refuse le sucre et le lait, mais j’accepte la petite cuillère. Elle a préparé ce festin juste pour moi. Je me dois d’y faire honneur.

La regarder virevolter dans son petit monde me rend à la fois nostalgique et rêveuse. Il y a de la magie dans l’air, des histoires qui demandent à être racontées. Des mystères, des aventures, des drames et des romances.

Mes yeux scrutent, inlassablement, les murs tapissés de photos, de posters et d’images découpées. Cet appartement est un vrai musé à la gloire de ses souvenirs. Sur ma gauche, collé un peu de travers, la famille de son neveux adoré me toise d’un air sévère. Photo de mariage traditionnel japonais. Hommes et femmes en kimonos pastels, tout le monde bien alignés, selon une hiérarchie que l’on imagine sérieuse, faisant face à la caméra comme une fière tribu. En tournant légèrement la tête, je tombe sur des représentations de saints moyenâgeux, auréolés de lumière, les yeux doux baissés et perdus dans le vide. Au plafond, elle a collé de grands papillons de papier, là où la tapisserie s’écaille. Pour qu’on ne voit pas les blessures du temps dans son minuscule deux pièces de vieille fille. Les espaces vides sont rares, chaque centimètre carré foisonne, les animaux côtoient les églises et les vivants tutoient les morts.

Je ne vais pas souvent lui rendre visite, mais je crois que j’aime bien me retrouver là, au milieu d’une vie si dense, offerte aux visiteurs, sans retenue, éclatante de souvenirs. C’est comme entrer dans un conte ou regarder dans un kaléidoscope. Impossible de s’ennuyer. Je suis à chaque fois captivée malgré moi.

Aujourd’hui, elle me ressort pour la dixième fois la photo de son amoureux d'antan. Un grand jeune homme brun, un peu bedonnant, penché sur une table, occupé à je ne sais quoi. Et elle se met à me raconter une anecdote de plus de sa voix usée:

“Nous nous sommes rencontrés en Angleterre, nous vivions dans la même pension, celle où m’avaient envoyé mes parents pour mon éducation. Nous avons beaucoup ri ensemble. Georges est venu chez moi, à Genève, et je suis allée chez lui en Allemagne. Mais je n’ai jamais pu me résigner à quitter mon pays natal pour le suivre. Et puis, ce n’était pas une bonne période pour se rendre en Allemagne de toute façon. Alors les choses se sont finies.”

Ses yeux pâles sont lointains. Elle se souvient. Elle regrette.

La dernière fois, elle m’avait évoqué son suicide et l’émotion avait fait venir les larmes. Je l’avais consolée maladroitement avec des mots creux. Aujourd’hui l’épisode est moins triste. Tant mieux.

Je pourrai lui poser des questions, m’intéresser, tenter d'approfondir cette histoire. Mais ça ne sert à rien. Elle est là, mais loin. Ses souvenirs lui appartiennent. Je ne sers qu’à recueillir ceux qui s’échappent et à combler de mon imagination les ellipses et les non-dits.

Je reprends un biscuit trop sec, dévoilant sur la serviette un œil félin. J’avale une gorgée de café froid. J’attends polie et curieuse, que ma conteuse se remettre au travail.


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