Le réveil
Lorsque j’ouvre les yeux, l’aube se lève à peine. Les diffuseurs de sommeil sont encore en marche. Je sens dans ma chambre cette odeur douceâtre de somnifère qui nous permet de passer des nuits paisibles. Mais ce matin, mon corps et mon esprit refusent d’attendre docilement le réveil. Aujourd’hui, c’est le jour J!
Je force pourtant mes vieux os à ne pas bouger. Pas besoin d’affoler le capteur de mon bracelet médical. Tant qu’on me croit juste réveillée, la centrale n’enverra pas son affreuse gardienne de nuit aux nouvelles. Je n’ai rien contre les robots soignants qui encadrent nos journées. Louis, l’homme à tout faire de notre nouvelle demeure, leur a donné un air plutôt rassurant en leur faisant endosser les uniformes de nos anciens infirmiers. Mais la gardienne de nuit me met mal à l’aise avec son aspect brut d’ordinateur sur roues. Comme nous ne sommes pas censés la voir, ou si peu, Louis ne s’est pas inquiété de son apparence. Il n’a pas fait le moindre effort pour l’humaniser. Et même les résidents les plus anciens peinent à s’y faire.
Penser à Louis fait se soulever une nouvelle vague d’impatience qui manque de me submerger. C’est pour aujourd’hui! Je n’ai pas oublié! Ma mémoire infidèle est restée ancrée à sa promesse. Je le rejoindrai discrètement, juste après le repas de midi, dans sa chambre. Il faudra que je fasse attention à ne pas me faire repérer par l’Oeil de la réception. Ou que je prétexte un égarement. Pour une fois, la réputation de mon esprit défaillant me sera utile.
À huit heures trente, le ballet du réveil se met enfin en marche. La ventilation s'enclenche et un air frais et parfumé chasse les relents de somnifère. Les stores automatiques s’ouvrent sur un écran géant affichant une matinée de printemps prometteuse. Dès que je me mets à remuer, une assistante à quatre bras entre doucement pour m’aider à la toilette du matin. Il faut à peine trente minutes pour que je rejoigne les autres résidents au réfectoire pour le petit déjeuner: deux gélules de protéine, une de vitamine, un cube de fibres solubles dans un grand verre de liquide coloré. Un repas parfaitement équilibré, composé par des nutritionnistes éclairés qui ont résolu d’un coup les problèmes de goûts, de conservation et de vaisselle.
A onze heure quinze, nos infirmiers et soignants mécaniques nous rassemblent dans la cour. Personne ne peut échapper aux deux promenades quotidiennes qui complètent notre régime. La cour intérieure, couverte d’un dôme semi-transparent, nous assure une marche au sec. Tant que nous gardons le rythme, les machines nous laissent tranquilles. Nous tournons autour de l’étang en suivant des yeux les méandres des carpes robotiques. Nous admirons les fleurs qui ressemblent à s’y méprendre à des vraies. Et c’est sans effort que nous prenons les pépiements des hauts-parleurs cachés dans les arbres pour des oiseaux bavards. Les administrateurs ont pensé à tout pour nous assurer une vie paisible, recluse et douillette. Les visites extérieures sont interdites afin de ne pas créer de jalousies entre les pensionnaires. Le téléphone reste possible, mais est découragé. Nous sommes déjà hors du temps et, il faut le dire, cela nous convient.
Mais aujourd’hui, je sens la tension qui m’habite menacer cet équilibre délicat. Plus que deux heures! J’ai envie d’y être déjà. Je voudrais que ça commence. Et que ce soit fini aussi. Toutes ces émotions, ces attentes, ces rêves! Ce n’est plus de mon âge. Louis n’aurait pas dû réveiller mon vieux corps endormi comme cela.
A midi, nous voici de retour à la salle à manger. Les tables sont dressées, avec couverts et assiettes, même si cela est inutile. Nous nous asseyons, mi-heureux, mi-résignés. Pas besoin de demander le menu. Il y aura comme chaque jour deux pilules vertes, une rouge et un verre empli d’un liquide légèrement sucré. C’est peut-être cette étrange nourriture qui me pose le plus de soucis dans ce havre de paix. J’ai beau me raisonner, je ne peux m’empêcher de déposer une remarque régulière dans la boîte à réclamation à notre disposition dans la salle de séjour. Elles sont toutes restées sans réponse. A moins que ce ne soit pour cela que Louis m'ait choisie?
Il est l’heure! Je prétexte un tour aux toilettes pour m’échapper. Je dispose encore de mon autonomie dans ce domaine comme l’atteste mon dossier personnel, actualisé en permanence et téléchargé chaque matin par les cerveaux électroniques de nos soignants. L’infirmier ne tourne d’ailleurs même pas la tête lorsque je me lève avec effort de ma chaise. Je trottine jusqu’à la porte, tourne à gauche pour emprunter le couloir, mais je ne m’arrête pas. D’un pas vaillant, je poursuis mon chemin: l’escalier qui mène au rez-de chaussé, un repérage attentif, passer rapidement devant la réception pendant que l'Oeil mobile regarde ailleurs. Enfin, la porte à battant qui me laisse pénétrer dans l’aile gauche du bâtiment, les quartiers réservés aux stocks, aux machines et à notre unique référent humain. Louis m’attend d’ailleurs au bout de ce nouveau couloir. Tout sourire, il me fait signe depuis le seuil de sa tanière.
- Suzanne, vous y êtes arrivée! Bravo!
Il paraît autant heureux que soulagé. Je crois qu’il doutait de mes capacités. Mais ce n’est pas l’heure de faire des histoires.
- Entrez, entrez! Excusez le désordre…
Il semble prendre conscience à ce moment du monstrueux bric à brac qui s’entasse du sol au plafond. Pas une centimètre de sa chambre, pourtant spacieuse, n’échappe à l’amas de créations électroniques en gestation ou éventrées. Je n’ai jamais vu un décors pareil. Je réalise que cet homme que l’on considère tous comme une sorte de concierge est en fait l’ingénieur qui fait tourner notre petit monde. Il maintient et répare les robots, qui en font de même avec nous, les vieux. J’en reste un instant pétrifiée.
Alors Louis me saisit délicatement le bras et m’encourage.
- Allez, Suzanne. N’ayez pas peur, ça va être merveilleux!
Je me laisse guider jusqu’à un fauteuil usé surmonté d’un casque filandreux qui me fait penser à une méduse en lévitation. A ma gauche, je vois un tas de membres robotiques, sans pouvoir déterminer si ce sont des pièces usagées ou de rechange. A ma droite, un établi accueille des boîtiers clignotant d’un rythme désordonné. Au fond, contre un mur, je devine un lit défait et quelques vêtements.
Je me perds dans mes pensées. Je manque de me prendre les pieds dans un rail qui traverse la salle de long en large. Louis me retient et m’entraîne. C’est lui qui s’impatiente maintenant devant ma lenteur.
Il m’aide à prendre place sur le fauteuil, puis se met à manipuler tout un tas de câbles et de leviers en me tournant autour. Il fait un effort évident pour m’expliquer le plus simplement possible les choses, mais les mots restent flous. Je dois me concentrer de toutes mes forces pour ne pas abandonner.
- Je vais maintenant baisser ce casque et fixer les électrodes sur votre crâne..
Je sens des mains fraîches écarter à intervalles réguliers les quelques duvets de cheveux qui me restent. Les patchs en plastique se déposent un à un, comme une armée d’insectes volants trouvant un terrain d’atterrissage. Je me force à rester calme. Ma respiration s’est un peu emballée et les voyants de mon bracelet s’allument en cascade. Je dois faire attention à ne pas ameuter les surveillants. Alors je prends de longues inspirations profondes, comme nous l’apprend l’assistant sportif du cours des mercredis. Les clignotements s’espacent et s'apaisent.
Peu après, Louis cesse de s’agiter et me dit:
- Vous êtes prête Suzanne?
Je me rends compte que j’ai dû fermer les yeux pendant la préparation. Je peux aussi bien les garder ainsi, car les câbles et les moniteurs qui sont désormais reliés à ma personne m’impressionnent. Je hoche simplement la tête.
Louis semble comprendre. Délicatement, il écarte les doigts de ma main droite pour y placer un petit gobelet en plastique. Dans ma main gauche, il dépose une pilule familière.
- C’est à vous de jouer maintenant Suzanne. Vous n’avez plus qu’à avaler cette gélule. Elle est exactement comme celles qu’on vous sert chaque matin, celles qui contiennent les vitamines.
Je visualise bien la petite sphère élancée, jaune et sans goût. Je ne crains rien de ce côté et me redresse un peu dans le fauteuil.
- N’oubliez pas de bien vous concentrer, comme on l’a pratiqué. Choisissez un souvenir et pensez-y très fort. Plus vos idées seront claires, mieux la machine pourra fonctionner.
Je nous revois comploter toute la semaine sur le banc de la cour. Il m’a fallu un temps fou pour comprendre Louis et sa nouvelle invention. Pourquoi tient-il tant à la garder secrète? Je n'en ai aucune idée. Mais ce n’est pas cela qui m’intéresse. J’ai soigneusement fait mon choix. Ma mémoire a déterré un éclat de passé aussi simple que précieux.
Je plisse encore plus fort mes paupières. Je me rappelle, je force mon vieux cerveau troué à dépoussiérer tous les détails. Je prends le temps de retrouver les couleurs, les odeurs, les textures… Et quand je suis prête, j’avale la pilule d’un geste décidé, sans même l’aide du petit gobelet.
Le casque méduse s’illumine comme un sapin de Noël. Des impulsions sont envoyées directement à mon cerveau, amplifiées, dirigées, précises.
Et sur le bout de ma langue, naît ce picotement tant aimé que j’avais cru perdu. Les arômes qui s’arrondissent dans la caverne de mon palais viennent chatouiller mes narines. Un nectar que je jurerais réel coule dans ma gorge et me chauffe l’estomac. Un verre de chasselas frais marque le début de mon voyage.
Pétillant et malicieux, il me ramène au milieu des coteaux ensoleillés qui surplombent un lac d’un bleu envoûtant. Je me rappelle de la table en vieux bois sous la tonnelle. Les verres qui étincellent et les plats qui n’attendent plus que les convives. Aujourd’hui, c’est moi qui prend place sur le banc poli par les ans.
Une nouvelle impulsion électrique donne vie à une seconde gorgée du divin breuvage qui fait chavirer mes synapses. Je la savoure pendant que Louis et sa machine s’activent pour me faire revivre un festin de reine.
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