Crash Landing
Je ne devrais pas être là. Quelque chose a déraillé. Je me rappelle la vitesse, l’insolence et le vide. Il y avait le vent immobile entre les étoiles. Les ondes silencieuses, les pulsations de la lumière courant à nos côtés. A un moment, nous avons croisé ce chapelet de planètes rondes comme des perles. Nous avons dansé autour, longtemps, en convulsions joyeuses. Slalomé d’une attraction à une autre, faisant semblant de succomber pour se détourner au dernier instant et vriller, libres, ivres, vers de nouveaux espaces. J’ai dû présumer de mon adresse, réalisé une faction de seconde trop tard que je m’étais aventurée trop loin. Happée par une gravité étrangère. Attirée vers une terre lourde. Plaquée au sol dans un claquement dur et explosif.
J’ai vu l’éclair et les flammes. Sentit le choque qui a fait trembler les murs. Goûté le nuage de cendre et de poussière qui a survolé la maison. J’ai allumé toutes les lumières et fermé la porte et les fenêtres. Si nous avions eu des rideaux, je les aurais tirés, même celui de la petite chambre du fond que nous utilisons comme débarras. Jean n’est pas là. Il travaille cette nuit et je suis seule. Réfugiée au fond d’un lit trop grand. Lisant à haute voix pour surtout ne pas imaginer ce qui se passe dans le champ d’à côté.
Déjà, mon corps et mes pensées se mettent à changer, s’adaptent, imitent les formes de cette planète. Le sol est dur après avoir marché si longtemps dans le vide. Mon enveloppe se rigidifie pour que je puisse y appuyer mon être. Pour la première fois, comme par erreur, je prends forme. De l’air saturé d’eau, de carbone et d’oxygène s’impose à mes poumons. C’est épais et âcre. Ça fait mal dans ce mouvement continu de dehors à dedans. De dedans à dehors. Impossible de m’en empêcher.
J’ai dû m’assoupir, toutes lumières allumées et mon livre à la main. J’émerge, confuse. Dehors, la nuit est au plus sombre. Ai-je rêvé ? Non, je me souviens. Je sais que je n’ai pas inventé. Cela fait dix ans que j’ai appris à distinguer ce qu’il y a dans ma tête et ce qu’il y a au dehors. Dix ans que je ne vois plus toutes ces choses qui me paniquaient et mettaient Jean en colère. Dix ans que nous ne nous sommes plus disputés, puisque j’ai rejoint son bord, celui de la réalité qui lui est si chère. Ce qui a explosé cette nuit, ces flammes, ce tremblement, ça s’est passé dans le monde réel, dans ce monde étrange qui existe hors de ma tête.
Je dois repartir, vite. Avant que mon être ne se conforme pour de bon à cette terre malheureuse. Si je laisse faire, la matière m’emprisonnera définitivement, sabotera de tout son poids toute tentative de fuite. Frères, sœurs, où êtes-vous ? Est-ce vous que j’ai vu briller après le crash, loin au fond des ténèbres ? Etaient-ce vos clin-d’œil qui scintillaient au ciel ? Pourquoi ne venez-vous pas me secourir ? J’ai mal. Mon corps durcit, devient fragile. Mon esprit voit se refermer les murs d’une boîte crânienne que je n’ai pas demandée. Mes organes n’arrêtent plus de s’agiter, gonflent, dégonflent, filtrent, transforment, distribuent, évacuent. Est-ce ainsi que la vie s’exprime ici ? Comment endurer un tel chaos ?
Personne ne semble se soucier du champ carbonisé. Je ne vois aucune lumière inquisitrice, sirène de police ou de pompier. Pas âme qui vive pour se demander ce qui s’est passé. Rien que moi et ma terreur. La nuit noire reste noire. Et Jean qui ne rentre toujours pas. Je m’applique à respirer lentement et profondément, comme on me l’a appris. Mais, plus je respire, plus je sens ces relents de cendre et de fumée portés par le vent d’été. Et, derrière, autre chose. Une odeur nouvelle. Ni humaine, ni animale. Mais vivante, j’en suis sûre. Les fenêtres fermées n’y changent rien. Elle s’infiltre à travers la matière elle-même.
J’ai vu de la lumière pas très loin. J’ai des yeux maintenant. Ça réduit terriblement mes perceptions, ces globes minuscules, mais je fais avec. Tout comme je m’habitue aux deux perches rigides qui servent à me mouvoir. Equilibre précaire qui vaut toujours mieux que de ramper sur cette peau grise et fragile. La lumière au loin guide mes premiers pas. Je hurle de toute mon âme pour que quelqu’un vienne à mon secours. Mes frères et sœurs, là-haut, doivent m’entendre mais ne peuvent plus m’atteindre. Ici-bas, mes cris muets restent sans réponse. Mes oreilles ne servent qu’à confirmer ma solitude.
J’entends des bruits maintenant. J’en suis convaincue, ce n’est pas juste le vent ou un renard en chasse. Quelque chose bouge dans le champ et dérange les herbes hautes. Jean dirait qu’à cette distance, cloîtrée comme je le suis, c’est impossible de distinguer quoi que ce soit. Il m’expliquerait longtemps, avec des mots simples et solides, que c’est un nouveau tour de mon imagination. Et je lui dirais oui, parce que c’est plus facile comme ça. Mais Jean n’est pas là et je sais que pour cette fois, les bruits ne sont pas dans ma tête. Je ne suis pas folle. Plus depuis plusieurs années. Quelque chose s’approche dans la nuit et l’odeur s’intensifie.
La lumière est elle aussi enfermée dans une boîte. Elle s’échappe par des ouvertures carrées dont je ne comprends pas l’organisation. Des faisceaux droits et faibles, comme mes yeux. Es-tu toi aussi tombée du ciel ? Elle reste pareillement muette. Je comprends que cette terre étouffe les murmures des âmes. Je ne veux pas rester ici. J’appartiens aux champs d’étoiles et aux vents solaires, pas au sang et à la poussière. Je dois trouver un moyen de m’envoler à nouveau, de rejoindre mes semblables. J’espère que la boîte qui contient la lumière me donnera une solution.
Je me retrouve devant la porte avec un couteau dans la main. Je ne sais plus comment je suis passée de ma chambre, à la cuisine et à l’entrée. Je souris pour effacer la question, comme quand Jean demande pourquoi les livres sont rangés à l’envers dans la bibliothèque ou si la sauce aux champignons n’a pas un goût étrange. Sourire aide à avancer. Bouche fermée, dents cachées. Le bruit a cessé. L’odeur me rappelle celle des cadavres d’animaux en bord de route, que je n’ai plus le droit de ramener à la maison. J’imagine ce qui se tient de l’autre côté de la porte. Mes doigts se serrent sur le manche en bois.
Mon corps impose sans retenue sa forme à mon être. Il est chaque seconde un peu moins étrange, plus maniable. Je perçois une certaine harmonie dans les fluides qui le parcourent en tous sens. Une raison aux appendices de chaire qui le composent. Des connections millimétrées qui éveillent les plus étranges sensations dans mon âme. Bientôt, la retraite sera coupée par cette prison perfectionnée. La lumière dans la boîte ne dit toujours rien. Lorsque je suis assez près, je perçois qu’elle n’est pas seule à l’intérieur. A nouveau, je crie en silence mon désespoir, mais l’autre ne répond pas. Je lance mon esprit à sa rencontre, et je me heurte à un rempart de pensées embrouillées. Il n’y a pas de place pour moi dans ce champ de ronces.
Il y a du sang qui goutte de la lame à mes doigts, de mes doigts au sol, puis rejoint la flaque qui se forme sous la créature grise. Pas tout à fait humaine. Pas animale non plus. Quelque chose d’autre. Elle n’a pas bougé lorsque j’ai ouvert la porte d’un coup sec. A peine ses yeux m’ont-ils fixé lentement, avec hésitation, avant de s’écarquiller puis de s’éteindre. Il faut que je fasse disparaître le corps avant le retour de Jean, sinon la dispute va être interminable. Je n’aime pas quand on se dispute. Ça remue des choses qu’on a promis d’oublier. Heureusement que nous vivons dans un endroit isolé et que personne ne s’est intéressé à cet événement étrange. Il me faudra à peine une heure pour tout remettre en ordre, je sais comment faire, il y a des gestes qui ne s’oublient pas. Puis, ce sera l’heure de faire à manger. Jean a faim quand il rentre.
La créature dans la boîte n’a pas eu l’air surprise de me voir, d’une manière ou d’une autre elle aussi m’avait repérée. Elle a ouvert un petit bout de son refuge, par lequel la lumière s’est engouffrée et m’a aveuglée. Je n’ai pas bien vu la suite. La créature me ressemblait je crois, debout sur deux membres, attentive, tendue. Mais elle avait aussi un objet dans une main et elle l’a planté vite et fort dans mon nouveau corps. Ça a fait mal, un peu, pas longtemps. Elle a percé le ballon qui se gonfle de sang à l’intérieur de moi. Je l’ai senti se déchirer et déborder. Puis, plus rien. Le noir, le froid, le vide. Enfin. Elle m’a libérée sans un mot. Quelle créature fantastique. Frères, sœurs, attendez-moi, je reviens.