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Le réveil du soldat

La Politicienne sur l’escabeau en métal rouillé. Le Docteur sur le fauteuil avachi. La Professeure sur le tabouret tournant. Le Soldat sur la chaise jaune. Chacun à sa place. Tout va bien.

À chaque nouvel éveil, le Cerveau craint qu’il ne manque quelqu’un à l’appel, mais les élus sont fidèles à leur poste. Ils ne le trahiraient pas, c’est évident. Ce serait réduire à néant ce que les survivants ont si vaillamment reconstruit après le Chaos. Après que les océans aient envahi les terres. Après que les continents se soient déchirés. Après que le ciel ait craché des flammes sans aucune pitié.

Le monde se résume désormais à ce bâtiment obscur dont personne ne sait plus si, par le passé, il a servi de musée, de prison ou de centre commercial. De l’humanité, il reste quinze femmes, douze enfants et six hommes. Parmi eux, quatre élus et un Cerveau. Chacun sa place. Chacun sa fonction. La vie ne disparaîtra pas si chacun s’applique et remplit son rôle.

La vie s’est réduite pourtant à bien peu de choses. Le Docteur récolte délicatement les bébés qui mettent toujours trop de temps à mûrir. La Politicienne sourit et calcule, telle une machine inutile, mais incapable de se reprogrammer. La Professeure noircit des pages qu’elle seule comprendra. Le Soldat monte la garde contre des ennemis inexistants. Le Cerveau veille et rêve d’avenir, mais de manière floue, sans grande conviction, car il n’y croit plus vraiment.

La communauté rescapée du Chaos résiste par entêtement, machinalement, même si l’ennui frôle trop souvent la folie. Dans ce bâtiment vétuste, il y a peu à faire si ce n’est regarder les légumes et les enfants chétifs pousser. De toute façon, personne n’a assez d’énergie pour rester éveillé plus de quelques heures à la suite. Encore moins pour déambuler dans les couloirs vides ou tenter de sortir. La nourriture est réservée aux reproductrices et aux nouveau-nés. L’heure est à la survie de la race. Plus personne ne rêve d’explorer de nouveaux territoires. C’est un temps de repli, d’hibernation et d’économie.

Le Cerveau voit parfois ses pensées s’obscurcir. Vient alors la Nuit. Suivi immanquablement par l’Éveil. Les cycles ne sont pas réguliers, mais son peuple n’en a cure. Jour et Nuit ne sont même plus des souvenirs. Seul le rythme du Cerveau définit le temps. Il s’endort : une période s’achève. Il se réveille : une nouvelle commence. Et chaque fois, les élus guettent son retour à la conscience, de leurs sièges dépareillés. Anxieux qu’il ne revienne pas et que le temps s’arrête.

Le Cerveau s’éveille, une fois de plus. Mais ce matin-là, la chaise jaune est vide. Il s’affole et gaspille une énergie folle à demander : — Où est le Soldat ?

Sa voix fait mal. Il ne l’a pas utilisée depuis si longtemps. Il est sincèrement surpris de ne pas être muet, goûte à l’écho que se renvoient les murs de béton.

Les élus semblent ne pas comprendre. Le changement peine à percer la carapace de leurs habitudes. Ils se tournent à moitié vers le bruit, un éclair de lucidité traverse leurs yeux perpétuellement éteints. Doivent-ils réagir ? Comment ? Les questions sont trop difficiles. Alors tous, d’un accord tacite, nient cette absence. L’ignorance est plus facile, le Soldat n’est pas indispensable. Ne rien voir. Continuer comme chaque jour. Vaquer à leurs tâches. Attendre. Vivre. Attendre encore.

Le Cerveau, avec son reste d’intelligence, ne peut s’y résoudre. Il doit veiller au bon ordre des choses, c’est son rôle. Si un élu manque à l’appel, une chaise reste vide. Et une chaise ne peut pas rester vide, car à quoi sert-elle dans ce cas ? Dans un univers où plus rien n’a de sens, il est capital de conserver une structure, une rigueur, des habitudes, même si cela n’est qu’une façade.

Alors le Cerveau se met à penser. Plus fort que ce qu’il a pensé ces dernières années. Plus fort qu’il se souvienne avoir jamais pensé. Il doit créer, ou retrouver, de vieux mots, de vieilles idées. Puiser au plus profond de lui. Mais plus il creuse, plus il prend peur aux mots qu’il ne pourra bientôt plus retenir.

La tâche du Soldat est de les défendre. Mais contre quoi ? Contre qui ? Cela fait longtemps qu’il n’y a plus d’ennemis. La communauté est tout ce qu’il reste et ses membres sont soudés. Si menace il y avait, ce serait de l’extérieur. Mais l’extérieur n’existe plus. Le Chaos a tout détruit. Depuis des centaines de Jours et de Nuits, un calme mort règne.

Un frisson secoue le cerveau au rythme des pensées qui se forment. Quelqu’un ou quelque chose a sorti le Soldat de sa torpeur. Leur Défenseur a été mobilisé. Cela sera-t-il la fin de tout ou un nouveau départ ?


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