Bébé à vendre
Odette voulait un bébé. Cela faisait des mois qu’elle bassinait Antoine avec cette idée fixe. Du soir au matin, de la salle de bain à la chambre à coucher, elle n’arrêtait pas de poursuivre son mari grisonnant et de répéter sans fin dans de longs soupirs agonisants :
Antoine, il faut que nous ayons un nouveau bébé.
Antoine trouvait que trois enfants dans la maison, certes grande, mais déjà bien peuplée de domestiques et autres indispensables, suffisaient largement. Le mois dernier encore il avait dû expliquer au jardiner qu’il n’avait pas le choix que de réquisitionner la remise dans la cour pour stocker une nouvelle fournée de classeurs, née de son travail assidu en tant qu’expert-comptable à la fabrique de filtre à eau de la ville. L’homme s’était plié à la demande en affichant un sourire indifférent, mais Antoine savait bien qu’il ne manquerait pas de le critiquer dès qu’il aurait tourné le dos. Les domestiques n’arrêtaient pas de se plaindre, c’était dans leur nature. N’empêche que la place venait à manquer et qu’il ne voyait pas comment accueillir un enfant de plus sans devoir sacrifier quelques précieux mètres de bibliothèque ou quelques rangées de classeurs si élégamment ordonnés.
Il tentait donc de détourner sa femme de sa nouvelle lubie et lui répétait d’une voix où perçait l’impatience :
Chérie, occupe-toi donc un peu de Michel. Coiffe-lui ces boucles blondes que tu adores.
Odette secouait sa petite tête joufflue et faisait se balancer les boucles brunes artificielles qui recouvrait son crâne rond. Elle n’avait plus envie de jouer à la poupée avec le bambin depuis que, du haut de ses cinq ans, il refusait qu’elle lui attache des rubans colorés dans les cheveux.
Alors demande à Lya de te lire une histoire, vu que tu l’as voulue pour son accent chantant.
Odette croisait ses bras blancs sur sa poitrine opulente dans une attitude renfrognée. Elle s’était lassée de la voix monotone de sa petite princesse arabe. Les comptes avaient perdu leur saveur exotique.
Bon et Kuzi ? Tu ne l’aimes plus Kuzi.
Odette levait ses beaux yeux bleus au ciel devant tant de bêtise. Depuis qu’il était entré dans l’adolescence, le grande jeune homme boutonneux la dégoûtait au plus haut point. Elle refusait même de manger à la même table que lui.
Ce qu’il fallait à Odette, elle en était sûre, c’était un nouveau bébé. Un tout neuf. Un qu’elle aimerait pour toujours, rien qu’à elle. Cette fois ça serait le bon, elle le sentait. Les trois d’avant avaient été des répétitions. Des apprentissages difficiles mais utiles dans l’art délicat de choisir le bébé parfait. Celui qui resterait beau, aimable et aimant pour toujours. Qui échapperait à la bêtise et à la disgrâce qu’amenaient inévitablement les années. Qui saurait la combler, la divertir et l’émerveiller tout au long de la vie de rêve qu’ils mèneraient ensemble.
La femme poursuivait donc son richissime mari sans relâche en lui répétant d’une petite voix câline :
Un dernier, promis, juste un petit bébé, rien que pour moi !
De guerre lasse Antoine avait capitulé, même s’il savait pertinemment que sa femme se lasserait vite de ce nouveau bambin, comme elle s’était lassée des autres. Il aurait fait n’importe quoi pour pouvoir à nouveau boire son café matinal en paix.
Bon, mais c’est le dernier hein ! et c’est toi qui expliqueras à Michel qu’il doit céder sa chambre et aller dormir ailleurs avec Lya ou Kuzi, on n’a plus de place. Et c’est exclu que je renvoie un domestique, n’y pense même pas !
Odette avait promis en sautant au cou de son mari.
Tu verras, ce sera merveilleux !
***
Trouver un bébé en ces temps troublés n’était pas une mince affaire. Il était loin le temps béni où deux adultes un tant soit peu coopératifs pouvait fabriquer une ribambelle de gamins en quelques galipettes. Depuis que les centrales nucléaires étaient devenues incontinentes, contaminant lacs, sources et cours d’eau, l’infertilité avait explosé. Et quand bien même Antoine et Odette auraient été en état de procréer, l’idée de devoir s’accoupler, couver et accoucher d’un nourrisson leur paraissait complétement absurde. Pourquoi se donner tant de mal alors que les marchés à bébé permettaient de choisir entre plusieurs modèles, au moment voulu, et d’emporter directement chez soi un joli bébé propre et sevré ?
Bien sûr, vu que la demande dépassait de loin l’offre, acheter un bébé revenait très cher. Les familles riches s’étaient taillé la part belle du marché, s’appropriant un nombre ridicule d’enfants, comme on accumule un précieux patrimoine. Les femmes productrices, épuisées d’enfanter à tout vent, devenaient de plus en plus exigeantes. Et la semence de bonne qualité se faisait rare.
En conséquence, les marchés aux bébés, sous leurs dehors pastel et sucrés, avaient triste mine et les clients se battaient devant les étalages comme de vulgaires poissonniers. Il n’était pas rare qu’un bébé convoité par plusieurs couples soit abandonné après une bagarre acharnée qui le laissait hystérique et imprésentable. Les enfants abimés finissaient aux soldes où les familles moins fortunées venaient chercher une bonne occasion, négociaient les prix et repartaient avec les petits qu’ils espéraient pouvoir réparer. Les pauvres, eux, n’avait pas le choix que d’essayer, mois après mois, de produire leur propre descendance. Ou de voler quelques bambins à des parents inattentifs. Les poussettes se devaient d’être mieux gardées que les coffres forts et es parents fortunés ne dormaient jamais tranquilles.
Déambulant d’un air maussade entre les étalages colorés du marché, Antoine contemplait d’un œil blasé la foule qui se pressait devant les stands bien achalandés. De son côté, toute heureuse de sa virée shopping, Odette virevoltait entre les étalages, pinçant les joues, examinant les yeux et les oreilles, s’extasiant à tout bout de champ :
Il est trop chou !!! Regarde Antoine ! mais regarde donc ! Il est pas magnifique celui-là ?
Les vendeurs gonflaient le torse et couvaient d’un regard cajoleur le couple qui, malgré ses efforts maladroits, transpirait l’argent et l’aisance. Odette s’amusait comme une folle. Antoine aurait préféré être à son bureau avec une bonne pile de rapports financiers que dans cette rue pavée en train de trimbaler la poussette vide qui devait accueillir le nouveau membre de la famille Lampoin.
Odette, on va pas y passer la journée non plus ! s’écria-t-il à bout de patience après avoir trébuché sur le même pavé déchaussé pour la dixième fois. Choisis-en un et qu’on en finisse !
Décidée à ne pas laisser son rabat-joie de mari lui gâcher son plaisir, Odette s’était arrêtée pour étudier d’un œil expert une petite indienne aux épaisses tresses noires. Elle était vraiment belle avec son sari coloré et ses yeux comme deux billes étincelantes. Elle se voyait déjà la présenter à ses amies, qui seraient immanquablement jalouses, et la faire trôner sur le grand fauteuil en velours vert du salon de réception. La petite les regarderait d’un air mystérieux et taquin à la fois, ne partageant ses secrets qu’avec elle, sa mère adorée. Elles auraient une relation complice, exclusive et riches de confidences partagées. Ce serait merveilleux ! Mais non, avec des cheveux aussi sombres, c’était à parier qu’elle aurait de la moustache à douze ans déjà. Très disgracieux.
La femme s’était donc remise en marche ignorant les marmonnements de son mari. Elle commençait à douter qu’elle ne trouve son bonheur lorsqu’elle s’arrêta net au détour de l’avant-dernier stand. Là, sur un coussin de satin rouge, absorbé par un vieux livre qui semblait de cuire véritable se tenait un gamin de trois ans à peine, brun comme un caramel doré. Odette eut le coup de foudre.
Antoine ! c’est lui ! c’est celui-là que je veux !
Ne laissant pas le temps à l’homme à la poussette de répondre, le vendeur fit un pas en avant et s’adressa à celle qui, visiblement, était maîtresse de la décision.
Excellent choix madame ! un vrai trésor ce petit ! regardez comme il est beau. Le dos droit, les mains fines, les cils de velours. Vous n’en trouverez pas de meilleure qualité !
Odette ouvrait des yeux ronds comme des billes. Elle était subjuguée.
Hélas Madame ! repris le vendeur ventru. Je l’ai déjà promis à un couple qui est passé ce matin. Il reviendra d’ici peu le chercher. Ils sont allés voir s’ils lui trouvaient une petite sœur pour faire la paire.
Hoooooo ! gémit Odette d’une petite voix tremblotante. Antoine, Antoine ! fais quelque chose, c’est lui que je veux !
Antoine, qui connaissait la chanson après trois enfants achetés dans les mêmes conditions, soupira et porta la main à son gilet. Il en sortit un portemonnaie en cuir usé qu’il ouvrit d’un coup sec du poignet, et y prit une petite carte en plastique doré.
Combien ? demanda-t-il simplement ?
Monsieur, vous vous méprenez ! s’exclama le vendeur d’un ton faussement offensé. Cet enfant est déjà vendu, vous arrivez trop tard !
Combien ?, répéta Antoine en écartant déjà la barrière de sécurité de la poussette pour y asseoir le garçon.
Dans les yeux de l’homme ventru passa un éclair de cupidité.
Hé bien, je crois que si vous aviez 350'000 mille en débit direct, …
Antoine eu un instant d’hésitation. 350'000 c’était quand même une sacrée somme ! Tout ça pour un caprice de sa femme. Vraiment ? mais devant les yeux farouches qu’Odette avait posés sur lui, il comprit que cela lui reviendrait bien plus cher de refuser.
Bien, se résigna-t-il en tendant sa carte au vendeur.
Se retenant à grand peine de jubiler, ce dernier s’affaira à transférer immédiatement la somme, plus les taxes et honoraires de circonstances, sur son compte. Lorsque le témoin vert de son ordinateur portable lui confirma que la transaction avait été validée, il rendit tout sourire la carte à Antoine et tendit à Odette le gamin qu’il souleva sans ménagement de son coussin de satin.
Aux anges, Odette assis le bambin dans la poussette en le couvant d’un œil amoureux. Elle releva la tête vers son mari et murmura les yeux embrumés de larmes :
Ho chéri, ...
Touché par la joie qu’il vit éclairer le visage rond de sa femme, Antoine, une fois n’est pas coutume, fit un pas vers elle pour la serrer dans ses bras. Dans ces moments, trop rares, il se souvenait de la belle femme chaleureuse qu’il avait épousée il y a des années de cela. De leurs rêves de famille, de voyage et d’aventure. C’était avant que le monde ne devienne fou, que la nature se déchaîne et que les enfants ne se raréfient. Avant qu’ils ne soient obligés de s’enfermer dans leur grand manoir, à tourner en rond en se marchant sur les pieds. Avant qu’il ne sacrifie sa vie aux affaires et elle, sa jeunesse à l’ennui.
Un hurlement lui perça soudainement le tympan et le sortit de ces rêveries nostalgiques.
Antoine ! Où est-il ?
Hein ?
Notre bébé, où est-il ?
Antoine se retourna, incrédule, et lança d’une voix où perçait un mélange d’inquiétude et d’agacement :
Tu ne l’as pas mis dans la poussette juste avant ?
Il jeta autour de lui un regard perdu qu’il posa finalement sur sa femme. Cette dernière, avant de tourner de l’œil, vit le monde se figer dans une image douloureuse.
Une poussette vide. Un homme, les mains ouvertes, paumes tournées vers le ciel, dans un geste d’impuissance : « puisque je te dis qu’il était là il y a deux minutes ! ». Et au loin, une femme qui s’enfuyait en courant dans la foule, un petit garçon à la peau cuivrée dans les bras.
***
Lorsqu’elle se réveilla quelques heures plus tard, dans son grand lit aux draps précieux, Odette ne se souvenait plus de rien. Les brumes d’un rêve désagréable finissaient de se dissiper sans qu’elle ne puisse en saisir le sens. Une histoire d’objet perdu, ou volé, qu’elle n’arrivait plus à retrouver. L’impression qu’elle devait s’inquiéter de quelque chose, mais sans réellement savoir quoi.
Trouvant à son chevet son mari troublé et son petit Michel aux boucles angéliques, elle demanda d’une voix enrouée :
Antoine, ne penses-tu pas que ce serait bien si nous avions un nouveau bébé ?