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Santé le clown

Sous les lampions colorés aux fausses allures de fête, quelques tables rondes se partagent la petite terrasse du casino. Des tables blanches, clouées au sol par un lourd pied central. Des tables froides cerclées d’une large bande de cuivre oxidé. Des tables usées aux plateaux mouchetés de taches de vin, de brûlures de cigarettes et de griffures.

Autour de ces tables, des chaises en bois patiné, rendu luisant à force de caresses de mains et de fesses. Des chaises fatiguées, grinçantes et graisseuses, invitant pourtant inlassablement les buveurs et les amoureux.

Il fait beau ce soir. La lumière déclinante de cet après-midi d’été emporte avec elle la chaleur pesante du jour. Une petite brise fait danser les lampions. Un dernier rayon de soleil embrase un instant les verres et les carafes.

De ma chaise, près de la rambarde, j’écoute le tintement des verres répondre à celui des couverts. Les couteaux crissent sur les assiettes en porcelaine ébréchée. J’entends les bruits de mâchoires, de lèvres, de gorge et d’estomac.

Au milieu de cette foule, comme tous les soirs, le clown est là. Je l’observe dans son habit étincelant, affaissé sur son siège bancal, une clop au bec, les yeux baissés, perdus dans le fond de son verre. Son crâne luisant et son visage sont recouverts d’une épaisse couche de maquillage blanc. Ses yeux sont barrés de rouge et sa bouche sanglante est figée en un sourir effrayant. Il ne parle pas. Ne bouge pas. Ne semble conscient de rien. Il se contente de fixer son verre et de la porter à ses lèvres de temps en temps, machinalement.

Je ne comprends pas ce que fait ce clown brisé ici, sur cette terrasse qui peine déjà tant à être joyeuse. Il y est pourtant parfaitement à sa place et c’est pour le voir, lui, que je reviens chaque soir m’enivrer dans cet établissement fané. Je m’assieds un peu en retrait, au bord de la terrasse, face à la mer. Je commande un demi et j’attends. Et je le regarde, ce clown déprimant. Et je vois bien que tout le monde autour en fait autant. Ce soir, un couple à ma droite, tout endimanché, le dévisage sans gêne. Deux hommes assis face à lui sont comme hypnotisés par sa présence et le contemple en silence, se contentant de fumer et de siroter leur liqueur. Même la serveuse, chaque fois qu’elle passe, ralentit son pas et toise de toute sa hauteur le clown attablé, avec dans les yeux une lueur de mépris et de tristesse.

Comme un aimant, le clown attire ceux et celles qui posent les yeux sur lui. En entrant dans son orbite, chacun ralentit, l’observe, se tait. Autour de cette tache étincelante gravite le silence.


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